Le dire et le dit.
Je suis parti de la distinction que fait Lacan, dans l’Étourdit, entre le dit et le dire. Je rappelle quelques éléments de cette distinction. Le dit est de l’ordre des énoncés qui se posent toujours dans le cadre du vrai et du faux, c’est à dire d’une parole qui peut en contredire une autre. La vérité, comme dévoilement, est donc toujours espérée, attendue à l’horizon de toute parole. Mais, du fait des lois du signifiant, cet horizon recule. Il y a en effet toujours la possibilité d’un dit de plus, d’un pas de plus à faire, qui donne le sentiment qu’on avance vers une signification définitive qui bouclerait en retour la démarche. La cure, ordonnée par la règle fondamentale, est ce lieu où les surprise des dits, produits par la libre association, se déposent sous la forme de trébuchements, ratages et blancs dans la parole, pour constituer le domaine bruyant des formations de l’inconscient .
Il n’en est pas de même du dire puisqu’il n’est pas le produit de l’association libre, et de ce fait échappe aux dits. Il relève non de la linguistique et de ses lois , mais de la logique, c’est à dire de la déduction, de la démonstration. Il est ce mode de faire passer à la formule ce qui n’est dit nulle part. C’est le cas de cette formule :”il n’y a pas de rapport sexuel” que Lacan restitue aux dits de Freud sur la sexualité. Le dire est donc plutôt de l’ordre de ce qui se construit comme lorsque l’on parle de construction d’un cas ou de construction du fantasme. Il permet cet arrêt de l’infini des dits et de ce fait trouve sa formulation spécifique, dans un “dire que non “. Ce “dire que non”(1), Lacan le caractérise par trois termes: de rejet, de réponse, et d’un terme plus énigmatique, de « contien » que j’entendrais, entre autre, comme le compte qui est le tien, c’est à dire le solde d’une opération quand on a son compte. Le dire, comme réponse, est donc bien un événement, une assertion d’existence qui rend évident, par les formulations d’un il y a ou il n’y a pas, ce qui attendait d’être dit, non pas pour en ajouter encore un peu plus, mais pour, au contraire, extraire la loi de la série des dits et poser une limite.
On peut donc mettre en rapport le dire et l’acte, et même l’horreur de l’acte. En effet, certains répugnent à désigner ces moments de dire par des petites lettres, comme s’ils voulaient, en les préservant dans l’ineffable, s’en faire, par leurs incantations, les énigmatiques détenteurs. Restituer un dire fait en effet un point d’arrêt à l’indétermination où se prélasse le sujet de l’association libre. Cette limite permet donc de rendre perceptible un ensemble, tracer un cadre, un bord et marquer la place d’un hors cadre et donc des points de franchissement. Ce sont ces moments où l’énoncé s’égale à l’énonciation, c’est-à-dire qui ne brillent pas par leur signification. Désigner ce lieu d’une lettre est donc bien une réponse qui indique le rejet d’une logique antérieure en impasse, et un contien, du fait qu’on est d’un point extérieur au cadre précédent. C’est le cas de ce que Lacan écrit S(A/). au point que l’on peut se demander si ce n’est pas le seul dire surprenant. On peut ainsi considérer le graphe, que Lacan établit en 1960, et tout particulièrement sa partie de gauche de l’idéal du moi jusqu’à ce point du S(A/), comme un étagement dans la surprise. Le dire est donc de l’ordre de l’écrit et de ce fait est plutôt moins bruyant et bavard que le bigarré clignotant des formations de l’inconscient. Il est du côté du silence, celui du manque dans l’Autre.
Les surprises du dire .
A partir de ces repères, on peut poser l’existence de surprises de l’inconscient spécifiques au dire et qui ne sont pas ceux des formations de l’inconscient. Ces surprises sont celles qui se référent à la lettre et à l’écrit. Par lettre et écrits on peut désigner ce qui se dépose de l’expérience analytique, c’est à dire, pour reprendre une métaphore météorologique de Lituraterre(2) , que les nuages des dits, avec la charge passionnelle des précipitations du signifiant, ravinent un sol où s’écrit le dire constituant un corps de doctrine. La doctrine freudienne est alors le recueil de ces bouts de réel.
Les surprises, en rapport avec la doctrine, se manifestent pour un analyste quand il entend précisément un analysant qui formule en toute rigueur un point de doctrine, avec la fraîcheur de l’explorateur qui se laisse prendre par surprise, dans un temps qui s’impose à lui. On s’empresse toujours dans ce cas de rappeler que cet analysant n’a jamais lu Lacan ou Freud, pour bien se persuader que ce n’est pas la lecture de Lacan qui le lui aurait fait dire et qu’il est bien logiquement conduit à le dire de lui-même. Ce temps est celui qu’une lettre du dire doctrinal permet tout à fait d’indexer, comme le plan précis de l’architecture momentanée de ce qui se dit. Mais il faut aussi bien souligner que, dans ce moment, ce n’est pas l’ennui du déjà entendu qui jaillit mais tout au contraire une surprise toujours renouvelée sur le mode parfois de l’émerveillement avec lequel Lacan évoquait le transfert .
Si ce dire peut être lumineux de fraîcheur du côté d’un analysant et faire à l’occasion l’émerveillement de l’analyste, inversement les analystes peuvent faire barrage à la surprise du dire par une doctrine qui efface l’inattendu de la découverte freudienne. C’est ce qui s’est fait par exemple avec les post-freudiens et leurs embarras devant la pulsion de mort comme mauvaise surprise. D’où, comme le dit Lacan, il y a toujours une forclusion possible du dire de Freud, produite par les analystes eux-même (3).
Mais pourquoi aurait-on plutôt tendance à penser que la surprise n’est pas du côté du dire? C‘est sans doute en partie parce que l’effet de surprise ne saisit qu’au moment où une parole la rencontre à nouveau alors que le dire vire au contraire à la litanie dés qu’il est rabâché et donc ravalé sur le mode d’une espèce de dit parmi d’autres. En effet si le dire marque un cadre, quand on oublie précisément ce cadre dont il est extrait, il ne surprend plus. Comme tel, il sert même de défense au sujet, comme nous le montre tout analysant qui voudrait, par un savoir théorique, faire le court-circuit de ses propres dits, qui, seuls, lui permettront d’entendre ce qu’il en est du dire. On peut doctriner ainsi pour se garder d’être surpris. Un certain autisme de la lettre risque donc de faire retour dans la litanie ou dans les citations. Que le dire puisse sonner creux indique bien qu’il faut avoir, au contraire, pris place dans le creux du vidage de la lettre pour qu’elle résonne du timbre singulier du style de chacun .
En fait la raison principale qui ne nous fait pas associer surprise et dire vient du fait que nous pensons que la surprise réside dans l’invention. Et s’il n’y a de surprise que dans l’invention, il faut bien dire que nous n’avons pas inventé grand chose depuis Lacan ni Freud. A la question quoi de neuf dans la psychanalyse, nous ne pouvons alors que décevoir l’ambiance de fast-food intellectuel et d’agitation médiatique répétant ce qui est déjà établi depuis 30 ans. Lacan lui même rappelait qu’on avait pas inventé un seul fantasme nouveau (4). Mais ces indications ne font qu’oublier cette remarque précieuse de Lacan que “ce que nous enseigne la révélation de l’inconscient c’est qu’il ne faut rien inventer”(5) . Si l’invention nous démange, ajoute-t-il, c’est pour nous détourner du réel qui comme on le sait revient toujours à la même place. C’est reconnaître l’anti-progressisme de la psychanalyse. Mais dire que le réel revient toujours à la même place ce n’est pas pour autant affirmer qu’il est déjà là et qu’il est pris en compte par le sujet. Au contraire, chercher à inventer, c’est reproduire une réalité déjà saturée par les inventions déduites du fantasme.
1) Étourdit Scilicet IV p.9
2) 0rnicar 41 p. 10
3)Étourdit p.10
4)Conférences et entretiens Yale Scilicet 6/7 p.17
5)Séminaire XX Encore p.122
J.Ruff